Trudell et le CSIA-Nitassinan : Genèse d'un projet commun























Article publié dans la Lettre de Nitassinan n°35 (octobre-novembre-décembre 2005)
www.csia-nitassinan.org

Le 12 octobre dernier, à l’occasion de la Journée de solidarité avec les Peuples autochtones des Amériques, le CSIA-Nitassinan a organisé la première sortie en salle du film Trudell. La présence de la réalisatrice, Heather Rae (Cherokee), amorçait ainsi un partenariat sur le long terme grâce à la sortie du film en DVD, dont le CSIA-Nitassinan a réalisé et diffuse la version française. Retour sur la genèse d’une rencontre passionnante.

Le film Trudell retrace la vie du poète et activiste amérindien John Trudell. L’aventure commence il y a quinze ans, lorsque la réalisatrice, Heather Rae, décide de raconter un homme à travers ses voyages, ses mots et son engagement. Elle le suit alors pendant dix années, fixant sur la pellicule les poèmes chantés et les discours politiques que l’auteur déclame dans un style qui lui est si particulier. Film qui s’éloigne des formes traditionnelles du cinéma, Trudell associe images d’archives, extraits de concerts, interviews et images abstraites, rappelant ainsi l’esprit « coyote » de John Trudell et le pouvoir évocateur de son œuvre.

TRUDELL LE FILM


Le film commence à la fin des années soixante, lorsque les Indiens de toutes tribus (Indians of all Tribes) occupent l’île d’Alcatraz pendant 21 mois, événement sans précédent qui permit au monde entier de prendre conscience de la situation des Indiens d'Amérique. Pour John, Alcatraz est une véritable naissance. Le film retrace ensuite son parcours politique en tant que porte-parole national de l’American Indian Mouvement (AIM). Trudell est alors l’une des personnalités les plus subversives des années 1970 et le FBI accumulera à son sujet l’un des dossiers les plus importants de son histoire (plus de 17.000 pages).

En 1979, en signe de protestation contre la politique du gouvernement américain à l’encontre des Amérindiens, John Trudell brûle le drapeau des Etats-Unis devant le quartier général du FBI à Washington. Quelques heures plus tard, sa femme, alors enceinte, ses trois enfants et sa belle-mère périssent dans un incendie d'origine douteuse qui ravage leur maison, sur la réserve Shoshone Paiute du Nevada. Cette tragédie aura raison de son engagement politique. Il s’exile à Los Angeles et ne remettra les pieds sur une réserve que rarement, tant les souvenirs sont douloureux et le déchirement intense. Dévasté par la perte de sa famille, il se retire du monde ; c'est l'écriture qui lui permet alors de ne pas se perdre et de survivre. « L'écriture et la poésie sont venues à moi comme une surprise. J'avais déjà rédigé des discours politiques mais rien qui ressemblait de près ou de loin à des poèmes. Et environ six mois après le drame, alors que je touchais le fond, les mots me sont venus. Ces mots, c'étaient mes bombes, mes explosions, mes larmes et ma vie » dira-t-il plus tard.

En 1983, il met ses mots en musique grâce à Jackson Browne et au guitariste de légende, Jesse Ed Davis (Kiowa). Ses premiers disques témoignent déjà d’une extrême sensibilité ainsi que d’une grande éloquence concernant l’état du monde, faisant de lui à la fois un philosophe et un théoricien sociologue.
La carrière artistique de John, en tant que musicien mais aussi en tant que comédien, lui permet de côtoyer des personnalités telles que Kris Kristofferson, Sam Shepard et Val Kilmer (Cœur de Tonnerre), Robert Redford (Incident à Oglala), Bonnie Raitt, Jackson Browne, Amy Ray et plus récemment Angelina Jolie qui a produit son album Bone Days. Le film Trudell associe à la fois des entretiens avec ses partenaires et amis du monde artistique, du « Mouvement » amérindien, ainsi qu’avec les membres de sa famille. Trudell se veut un film hors des sentiers battus, explorant l’une des personnalités marquantes de l’histoire contemporaine tout en respectant le style puissant et évocateur de son œuvre.


TRUDELL ET LE CSIA-NITASSINAN

En 1977, une délégation autochtone des Trois Amériques se rend à l’ONU, à Genève, à l’initiative du Conseil International des Traités, créé par l’American Indian Movement. C’est à l’issue de cette rencontre que le Comité de Solidarité avec les Indiens des Amériques est créé, en 1978, à la demande de militants amérindiens venus réclamer en Europe reconnaissance et défense de leurs droits. La naissance du CSIA-Nitassinan est donc directement liée aux revendications portées par le mouvement amérindien des années soixante-dix dont John Trudell était, à l’époque, le porte-parole et l’un des représentants les plus virulents. C’est pourquoi le CSIA-Nitassinan tenait à s’associer à la sortie du film Trudell, l’histoire commune de militantisme entre le poète-activiste et l’association prenant alors tout son sens.
Le 12 octobre dernier, venue à Paris spécialement pour la première projection en salle de la version française, Heather Rae s’est livrée au jeu des questions d’un vaste public, à la fois varié et passionné. L’occasion pour elle d’affirmer le parcours hors norme de ce film qui se veut aussi atypique que son personnage principal. En effet, bien qu’également productrice de nombreux documentaires et films de fiction, Heather Rae a tenu à éloigner son film des circuits traditionnels de production afin d’en garder le contrôle total. Même une fois le film terminé, elle a refusé d’en vendre les droits, « pour ne pas trahir John », pour que le film reste tel qu’il est, qu’il ne soit ni tronqué ni modifié et qu’il reste fidèle à ce que John en a voulu.
Travaillant entièrement en autoproduction, il lui a donc fallu dix années pour terminer ce long métrage. Dix années qui lui ont également permis de se rapprocher de l’univers de Trudell, de ses amis comme de ses démons. Et d’en respecter les limites. Comme elle l’explique si bien, elle a très vite compris qu’avec John, il ne s’agissait pas de tout montrer, que ce serait de toutes façons impossible. Trudell est donc un film sur une partie de John, tel qu’il se donne à voir, tel qu’il se donne à découvrir. Dix années qui ont aussi permis à cette jeune réalisatrice cherokee de mieux comprendre les mots de John et de mettre en image les textes de ses poèmes, plutôt que de chercher à créer des images et d’y coller a posteriori un commentaire verbeux que John aurait refusé de lire… Dix années de confiance, de respect et d’amitié qu’il nous est aujourd’hui possible de partager.


La rencontre privilégiée avec Heather Rae n’a ainsi fait que confirmer les liens qui unissaient le CSIA au film Trudell. Document engagé, à la fois témoignage historique d’une époque charnière dans le domaine des droits autochtones des Amériques et magnifique illustration onirique de textes à la puissance évocatrice et à la douleur à fleur de peau, Trudell va au-delà des « films d’Indiens » ou de la biographie d’artiste. C’est un appel à notre conscience humaine et à notre responsabilité de citoyen du monde (mais de quel monde ?). Car après tout, ne pouvons-nous pas tous nous reconnaître dans les mots de John Trudell : « Je suis juste un être humain qui essaie de s'en sortir dans un monde qui, lui, perd peu à peu son humanité »…

Sophie Gergaud


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